Publié le jeudi 14 décembre 2017
Les dinars de Cluny
La présentation du trésor découvert dans l’abbaye de Cluny en septembre 2017 a été relayée par les médias internationaux tout en suscitant, et c’est bien normal, enthousiasme et interrogations – n’est-ce pas là tout l’intérêt d’un trésor ?!
Les dinars de Cluny
Ce coup de projecteur sur le travail des archéologues qui, depuis des années, œuvrent discrètement à une meilleure compréhension de notre histoire est largement mérité ! En revanche, il m’a paru plus surprenant que certains commentaires journalistiques s’étonnent de la présence, au milieu de ces centaines de pièces bourguignonnes, de dinars musulmans ; j’entendis même parler sur une chaîne nationale d’ « un mystère »... Bigre ! On ne pouvait pas trouver mieux pour nous amener à réfléchir sur cette question !
L’article du Journal du CNRS propose un début de mise en perspective historique, avec une évocation du contexte de l’époque où ces pièces en or ont été frappées, « de 1121 à 1131 en Espagne et au Maroc », disent les spécialistes. A ce moment-là, en effet, « l’ordre de Cluny essaimait alors en effet des prieurés dans tout le monde occidental médiéval. Par un réseau complexe d’échanges à travers l’Europe, les importantes possessions de Cluny faisaient remonter leurs revenus jusqu’à la maison mère, autorisée à frapper sa propre monnaie depuis le XIe siècle. »
Passons sur le fait qu’il n’y a pas « d’ordre » de Cluny au XIIe siècle (c’est au XIIIe siècle que l’Église clunisienne se transmue en ordre monastique), cette précision a le mérite de replacer l’abbaye au centre du réseau, le sien ! Même incomplète, cette information permet de lever le mystère sur la présence de ces pièces d’or retrouvées à 2 000 km de leur lieu de fabrication : Cluny était au XIIe siècle au centre d’un maillage dense et étendu de lieux, qu’on appelle aujourd’hui « réseau européen » - gageons d’ailleurs que l’on y retrouve un jour des pennies aussi !
L’abbaye ne peut donc qu’être considérée qu’en lien permanent, continu, voire organique, avec les centaines et les centaines d’autres lieux qu’elle administre en Europe. Aux départs et arrivées continuels des voyageurs - du monde entier - qu’on y enregistre alors, à la circulation des marchandises, des matériaux, des objets liturgiques, des documents, des courriers, des informations, des idées, des bactéries et des virus, il faut ajouter les flux monétaires. Cluny est au cœur d’une grande organisation économique qui permet à sa communauté monastique, partout dans le monde chrétien médiéval, d’exercer l’Opus Dei. C’est ainsi, mais il faut bien manger et ne pas avoir froid pour la qualité du chant et de la prière ! Si, en plus, on peut vivre dans un environnement confortable et agréable, voire luxueux, ce sera un hommage de plus rendu au Créateur.
La seconde information livrée par le même Journal du CNRS, tout en euphémisme, me semble capitale pour l’explication de la présence de ces dinars à Cluny : « les 21 pièces d’or de Cluny provenaient de la vaste Andalousie musulmane, tandis que les chrétiens avaient reconquis environ la moitié de l’Espagne. L’ordre de Cluny possédait d’ailleurs des prieurés dans la partie chrétienne, et l’un d’eux aurait pu acheminer les dinars après des échanges avec des Andalous. La piste d’un don direct des Rois Catholiques d’Espagne est également considérée. » C’est vrai, mais c’est encore davantage : les moines de Cluny ne se contentèrent pas d’y posséder des monastères ! Ils furent des acteurs majeurs de la Reconquista dès le XIe siècle, dont ils tirèrent pas mal d’argent, pardon, d’or ! Et, avec le recul que l’on a aujourd’hui, ils infusèrent tellement la société du Nord de l’Espagne qu’il aurait été étrange que pas un seul sou venant de là-bas ne fût un jour découvert à Cluny ! …
Avant les dinars, l’or hispanique de Cluny !
Des dinars musulmans à l’abbaye de Cluny au XIIe siècle… Ce n’est pas la première fois que de la monnaie (d’argent, d’or ou de tout autre métal précieux) en provenance de la péninsule Ibérique atterrit à Cluny. On sait que cent ans avant, les moines ornent l’autel de leur église abbatiale (celle que l’on appelle « Cluny II » et qui abrite les reliques de saint Pierre depuis quelques décennies), d’un ciborium en argent qu’ils avaient financé avec… une partie du butin obtenu lors d’une victoire contre les musulmans ! Mazette.
Cette information est documentée : c’est l’évêque de Pampelune lui-même, Sanche (1024-1052), qui s’est rendu à Cluny pour remettre à l’abbé ce précieux chargement ! L’attraction de Cluny est d’ailleurs telle que Sanche finit par troquer sa mitre d’évêque contre une tonsure, puisqu’il y reste et y prononce ses vœux… Déjà, donc, des contacts étroits existent entre Cluny et le Nord de l’Espagne : Raoul Glaber nous indique même que des moines hispaniques (pour ne pas dire pampelunesques) résidant à Cluny font drôlement parler d’eux pour l’exotisme de leurs usages !...
Sous l’abbatiat d’Odilon (à la tête de Cluny de 994 à 1049), Cluny est donc une référence pour la réforme de nombreux monastères voulu par le roi Sanche III Garcès de Pampelune (1000-1035), aussi bien pour son royaume que pour ceux de León et de Galice, ainsi que pour le comté de Castille. Bien que cette réforme monastique-ci n’implique pas d’intégration juridique des établissements concernés dans la constellation clunisienne, la contrepartie de l’investissement de Cluny est sonnante et trébuchante : l’or des batailles gagnées contre les musulmans, qui occupaient depuis longtemps une large moitié sud de la péninsule Ibérique, était un gain que l’on considérait devoir revenir à Cluny, à juste paiement de services spirituels rendus.
Ce que le roi Sanche a initié, son fils Fernand 1er le poursuit. Il l’intensifie, même. Cumulant les couronnes - roi de Castille, en 1035, puis roi de León, trois ans plus tard -, il incite les monastères de ses royaumes à pratiquer comme on pratique à Cluny. Car Ferdinand est fasciné par Cluny. Il souhaite tellement la prospérité de l’abbaye bourguignonne qu’il établit un « engagement pénitentiel » avec son nouvel abbé, Hugues de Semur (depuis 1049), qui consiste à lui verser – tenez-vous bien… Mille pièces d’or chaque année ! Dès ce milieu du XIe siècle, c’est une véritable manne financière que le souverain du Nord de l’Espagne ouvre à Cluny. Sachant que Ferdinand meurt en 1065, c’est une quinzaine d’années que ce contrat dura. Soit 1 000 x 15 = 15 000 pièces d’or (à peu près) envoyées aux moines clunisiens ! Gageons que ce tribut était constitué du butin des batailles chèrement remportées, à la fois contre les Navarrais, mais aussi contre les armées musulmanes.
Ainsi, en cette année 1065 (plus d’un demi-siècle avant que ne soient frappées les 21 pièces d’or retrouvées à Cluny), nous pouvons affirmer – sans prendre de risques exagérés – que l’abbaye de Cluny, qui ne possède formellement encore aucune propriété au-delà des Pyrénées, a déjà enregistré le versement de l’équivalent de plusieurs trésors (raisonnables), ou d’un faramineux trésor constitué de plusieurs milliers de pièces d’or, sûrement d’argent aussi, et d’autres précieux objets (liturgiques ou non) dont nous n’aurons jamais la liste.
Mais attention ! Nous ne sommes qu’en 1065 ! Cette année-là, Alphonse succède à Ferdinand, son royal père. Son règne va durer 44 ans ; d’ami de l’abbé de Cluny, Alphonse va devenir son neveu par alliance ; les échanges de moines, entre Bourgogne et Castille et León, s’intensifient, et les versements d’or ne se tarissent pas.
Quand l’Espagne chrétienne était clunisienne
De la péninsule Ibérique, l’or arrive régulièrement à Cluny - depuis les années 1020, au minimum. Les moines sont ainsi remerciés, en numéraire et bientôt en nature, en échange de leurs bons services : pour les prières, bien entendu, mais aussi pour l’accompagnement des monastères dans leur réforme, ainsi que pour tout un tas d’autres petits services, comme l’intermédiation pour la résolution de conflits, des arrangements de mariages, etc.
Ceci est tout à fait naturel (ou plutôt culturel !) à cette époque. Ceux qui possèdent des biens matériels s’en séparent d’une partie, qu’ils confient aux moines, pour s’assurer de leur confort post-mortem. Cette logique préside à cette époque à la fondation, par les propriétaires laïcs comme ecclésiastiques, de tant d’abbayes, sur des terres et avec des revenus prélevés sur leurs biens propres,. En ajoutant à cela que depuis 1030 environ, l’abbé Odilon instaure la fête des morts (le 2 novembre) et le principe des messes pour les défunts contre rémunération, on peut imaginer que plus les moines de Cluny sont actifs dans le nord de la péninsule Ibérique, plus et mieux ils s’en trouvent payés en retour.
Revenons à Alphonse VI, le nouveau souverain de Castille en 1064. Son père Ferdinand avait instauré le paiement d’un cens annuel à Cluny ? Très bien, Alphonse le double en 1070 ! C’est désormais 2 000 pièces d’or par an, pendant 39 ans, qu’il attribue à l’abbé Hugues, en partant du principe qu’il respecta sa promesse à la lettre, ce dont on ne peut douter un seul instant...
Une fois cette riche décision prise, le roi franchit un stade supplémentaire dans ses relations avec Cluny : il lui donne de quoi fonder le monastère de Dueñas en 1073, puis celui de Carrión de los Condes en 1076, celui de Nájera en 1079… C’est le début d’une série de grandes fondations, qui se poursuivent au cours du siècle suivant, et qui permettent à Cluny de posséder d’importants domaines à la charnière des royaumes de León, Castille, Navarre, et d’Aragon… On peut l’imaginer : ces grandes propriétés sont une nouvelle source de revenu qui va évidemment bénéficier directement à Cluny.
Néanmoins, essayons d’être objectifs en précisant que le contexte général est très favorable à Cluny : la chancellerie du pape Grégoire VII (1073-1085) fait tout pour imposer l’abbaye bourguignonne dans la péninsule (ainsi qu’ailleurs en Europe !). Peu étonnant, puisque le pape a lui-même été instruit, dès son plus jeune âge, à l’abbaye Sainte-Marie-sur-l’Aventin, dont son oncle est le prieur. Cluny est l’indispensable allié dans la mise en œuvre de la réforme grégorienne, qui est souvent mise en œuvre par des cadres de l’Église issus de Cluny…
Mais, du côté ibérique, Alphonse VI ne s’arrête pas en bon chemin avec Cluny : il en fait une vraie question personnelle. Lorsqu’il se fait ériger une nécropole clunisienne à Sahagún, en 1079-1080, il place à sa tête un certain Bernard de Sédirac (ou de La Sauvetat, ou d’Agen… C’est le même !), bien connu de Cluny puisqu’il fut moine, puis prieur du monastère clunisien d’Auch. Dans le même temps, Alphonse, veuf depuis 1078, se rapproche de Constance de Bourgogne, qu’il épouse trois ans plus tard, et qui n’est autre… que la nièce de l’abbé de Cluny, Hugues de Semur ! De famille spirituelle, Alphonse fait désormais famille charnelle avec Cluny.
La frénésie clunisienne du souverain castillan se poursuit, encore et toujours : ce sont des moines clunisiens qu’il choisit pour occuper quelques-uns des plus importants sièges épiscopaux des territoires qu’il dirige : Braga, Osma, Ségovie, Palencia… Le 25 mai 1085, Alphonse arrache Tolède aux armées musulmanes. Le 1er archevêque qui y est installé n’est autre que le bien connu Bernard de Sédirac, qui part de Sahagún ! Progressivement, les moines de Cluny occupent ainsi tous les postes clés de l’Église de la péninsule.
En outre, une grande partie du butin de la victoire de Tolède prend le chemin de Cluny (le même que celui de Saint-Jacques de Compostelle, que les moines contribuent à développer, mais en sens inverse !) On n’ose imaginer la quantité d’or (d’argent et autres métaux précieux) qui arrive à Cluny ! Ce nouvel afflux permet d’ailleurs le démarrage du chantier du plus grand édifice de la Chrétienté médiévale, en 1088 : la nouvelle église abbatiale de Cluny…
Il est à noter qu’Alphonse VI reste dans une politique d’échanges actifs avec ses sujets maures et qu’il accepte que des monnaies continuent d’être battues avec des inscriptions arabes dessus. Quelques-unes de ces pièces auront bien pris le chemin de la Bourgogne…
Les filles du roi suivent la politique de leur père envers Cluny : Thérèse de Portugal remet le monastère S. Pedro de Rates (Braga) à celui de La Charité-sur-Loire en 1100, et Urraca donne directement à Cluny celui de S. Vicente de Pombeiro, quelques mois avant la mort de son père, le 1er juillet 1109 (ou la veille). Il se trouve que l’abbé de Cluny, Hugues de Semur, est mort deux mois avant. Après la disparition de ces deux hommes, à la fois amis, oncle et neveu et sans doute père et fils spirituels, rien ne sera plus comme avant. Mais les relations entre les royaumes christianisés du Nord de la péninsule et Cluny ne s’achèvent pas pour autant.
L’art après l’or
L’activité intense des moines de Cluny dans le Nord de l’Espagne ne s’arrête pas à la mort d’Alphonse VI et de l’abbé Hugues, en 1109. La dynamique religieuse et sociale, amorcée et amplifiée au cours du XIe siècle, se poursuit sous les abbatiats de Pons de Melgueil, de Pierre le Vénérable et de leurs successeurs immédiats, poussant la vague clunisienne toujours plus à l’ouest de la péninsule Ibérique et encore plus au sud, au contact direct avec les musulmans, avec lesquels les échanges sont monnaie courante ! Pour vous donner une idée du phénomène, voici quelques monastères qui deviennent la propriété de Cluny : Villaverde en 1112, Entrepeñas en 1118, Frómista en 1119, Cornellana en 1122, Budiño en 1126, Vimieiro en 1127, Vadoluengo en 1133, Del Burgo en 1131, Saint-Vincent de Salamanque en 1143, Ciudad Rodrigo en 1169…
Les contacts avec les enfants et les successeurs d’Alphonse VI se poursuivent : Urraca, sa fille, donne des établissements à l’abbaye bourguignonne (dont le magnifique prieuré Saint-Martin de Frómista, aujourd’hui étape romane incontournable sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle) ; Alphonse VII reçoit l’abbé Pierre le Vénérable, en 1142… Mais quelque chose a changé ; les relations existent toujours, avec une tonalité bien différente.
Attardons-nous quelques lignes sur cette rencontre. Si Pierre le Vénérable (abbé aujourd’hui très connu de Cluny, qui la dirige de 1122 à 1156) se rend dans le nord de l’Espagne cette année-là, c’est pour exiger d’Alphonse VII (roi de Galice de 1112 à 1157 et de León et Castille à partir de 1126) qu’il s’acquitte du paiement du cens annuel qui est dû à Cluny. Car la grande abbaye traverse alors une période difficile : elle manque d’argent ! L’envoi de milliers de pièces d’or en Bourgogne semble avoir cessé. D’ailleurs, on sait que vers 1130-1140, le chantier de la gigantesque église abbatiale de Cluny est interrompu… faute de moyens financiers. Des réformes de gestion sont d’ailleurs mises en œuvre et l’abbé sollicite les pourvoyeurs de fonds « historiques » de Cluny, dont les souverains hispaniques.
La réponse d’Alphonse VII à Pierre le Vénérable ne correspond pas exactement à ce qu’il attendait, puisque celui-là lui remet… le monastère San Pedro de Cardeña (Burgos). On peut se demander si le cadeau n’est pas empoisonné, car la communauté monastique de Cardeña ne souhaite pas ce rattachement. Un bras de fer oppose alors les deux abbayes et on en appelle au pape, qui donne finalement raison aux Espagnols. Cluny doit abandonner les lieux quatre ans plus tard. Cluny a tout perdu, mais pas Cardeña. En effet, les quelques vestiges de son cloître qui nous sont parvenus ont été clairement identifiés par les spécialistes comme étant de style bourguignon ! Comme si les ateliers d’artisans avaient voyagé de Cluny, de Paray-le-Monial et de Moissac… Ce qui est le cas !
En effet, si, de ce monastère, on prend la direction du nord pour parcourir environ 75 km, on arrive à Oña, un des monastères de Castille les plus puissants des XIe et XIIe siècles. Dans son ancien réfectoire, on y découvrit, il y a quelques décennies de cela, une frise datée, grâce à une inscription, de 1141. L’étude de cet ensemble sculpté a permis d’apprécier la grande qualification de la main d’œuvre, venant de Bourgogne, ainsi que d’établir une filiation stylistique très claire : les artisans qui y ont travaillé sont ceux ayant œuvré sur le chantier de la dernière campagne de construction de la grande église abbatiale de Cluny ! La composition de cette frise est une véritable signature qui parle d’elle-même : on y retrouve les mêmes caractéristiques que celles des vestiges du chœur détruit de la Maior Ecclesia ainsi que les fenêtres des maisons civiles du bourg de Cluny (les claire-voies spécifiquement clunisoises).
La raréfaction des ressources en or, argent et autres métaux précieux, en provenance notamment d’Espagne vers Cluny, entraîne après 1130 un arrêt des grands chantiers en Bourgogne. Faute d’activité, les artisans partent alors sous des cieux plus favorables… La péninsule Ibérique est de ceux-là et c’est alors que l’art roman y est introduit, par Cluny. Les chantiers de Cardeña et d’Oña sont contemporains de la visite de l’abbé Pierre le Vénérable. La crise monétaire que connaît l’abbaye n’est pas un frein à son activité au Portugal et en Espagne – l’histoire dure encore plusieurs siècles et les monnaies – dont les dinars musulmans - continuent de circuler au sein de cette immense entreprise.
Par Christophe Voros, directeur de la Fédération Européenne des Sites Clunisiens
Ce coup de projecteur sur le travail des archéologues qui, depuis des années, œuvrent discrètement à une meilleure compréhension de notre histoire est largement mérité ! En revanche, il m’a paru plus surprenant que certains commentaires journalistiques s’étonnent de la présence, au milieu de ces centaines de pièces bourguignonnes, de dinars musulmans ; j’entendis même parler sur une chaîne nationale d’ « un mystère »... Bigre ! On ne pouvait pas trouver mieux pour nous amener à réfléchir sur cette question !
L’article du Journal du CNRS propose un début de mise en perspective historique, avec une évocation du contexte de l’époque où ces pièces en or ont été frappées, « de 1121 à 1131 en Espagne et au Maroc », disent les spécialistes. A ce moment-là, en effet, « l’ordre de Cluny essaimait alors en effet des prieurés dans tout le monde occidental médiéval. Par un réseau complexe d’échanges à travers l’Europe, les importantes possessions de Cluny faisaient remonter leurs revenus jusqu’à la maison mère, autorisée à frapper sa propre monnaie depuis le XIe siècle. »
Passons sur le fait qu’il n’y a pas « d’ordre » de Cluny au XIIe siècle (c’est au XIIIe siècle que l’Église clunisienne se transmue en ordre monastique), cette précision a le mérite de replacer l’abbaye au centre du réseau, le sien ! Même incomplète, cette information permet de lever le mystère sur la présence de ces pièces d’or retrouvées à 2 000 km de leur lieu de fabrication : Cluny était au XIIe siècle au centre d’un maillage dense et étendu de lieux, qu’on appelle aujourd’hui « réseau européen » - gageons d’ailleurs que l’on y retrouve un jour des pennies aussi !
L’abbaye ne peut donc qu’être considérée qu’en lien permanent, continu, voire organique, avec les centaines et les centaines d’autres lieux qu’elle administre en Europe. Aux départs et arrivées continuels des voyageurs - du monde entier - qu’on y enregistre alors, à la circulation des marchandises, des matériaux, des objets liturgiques, des documents, des courriers, des informations, des idées, des bactéries et des virus, il faut ajouter les flux monétaires. Cluny est au cœur d’une grande organisation économique qui permet à sa communauté monastique, partout dans le monde chrétien médiéval, d’exercer l’Opus Dei. C’est ainsi, mais il faut bien manger et ne pas avoir froid pour la qualité du chant et de la prière ! Si, en plus, on peut vivre dans un environnement confortable et agréable, voire luxueux, ce sera un hommage de plus rendu au Créateur.
La seconde information livrée par le même Journal du CNRS, tout en euphémisme, me semble capitale pour l’explication de la présence de ces dinars à Cluny : « les 21 pièces d’or de Cluny provenaient de la vaste Andalousie musulmane, tandis que les chrétiens avaient reconquis environ la moitié de l’Espagne. L’ordre de Cluny possédait d’ailleurs des prieurés dans la partie chrétienne, et l’un d’eux aurait pu acheminer les dinars après des échanges avec des Andalous. La piste d’un don direct des Rois Catholiques d’Espagne est également considérée. » C’est vrai, mais c’est encore davantage : les moines de Cluny ne se contentèrent pas d’y posséder des monastères ! Ils furent des acteurs majeurs de la Reconquista dès le XIe siècle, dont ils tirèrent pas mal d’argent, pardon, d’or ! Et, avec le recul que l’on a aujourd’hui, ils infusèrent tellement la société du Nord de l’Espagne qu’il aurait été étrange que pas un seul sou venant de là-bas ne fût un jour découvert à Cluny ! …
Avant les dinars, l’or hispanique de Cluny !
Des dinars musulmans à l’abbaye de Cluny au XIIe siècle… Ce n’est pas la première fois que de la monnaie (d’argent, d’or ou de tout autre métal précieux) en provenance de la péninsule Ibérique atterrit à Cluny. On sait que cent ans avant, les moines ornent l’autel de leur église abbatiale (celle que l’on appelle « Cluny II » et qui abrite les reliques de saint Pierre depuis quelques décennies), d’un ciborium en argent qu’ils avaient financé avec… une partie du butin obtenu lors d’une victoire contre les musulmans ! Mazette.
Cette information est documentée : c’est l’évêque de Pampelune lui-même, Sanche (1024-1052), qui s’est rendu à Cluny pour remettre à l’abbé ce précieux chargement ! L’attraction de Cluny est d’ailleurs telle que Sanche finit par troquer sa mitre d’évêque contre une tonsure, puisqu’il y reste et y prononce ses vœux… Déjà, donc, des contacts étroits existent entre Cluny et le Nord de l’Espagne : Raoul Glaber nous indique même que des moines hispaniques (pour ne pas dire pampelunesques) résidant à Cluny font drôlement parler d’eux pour l’exotisme de leurs usages !...
Sous l’abbatiat d’Odilon (à la tête de Cluny de 994 à 1049), Cluny est donc une référence pour la réforme de nombreux monastères voulu par le roi Sanche III Garcès de Pampelune (1000-1035), aussi bien pour son royaume que pour ceux de León et de Galice, ainsi que pour le comté de Castille. Bien que cette réforme monastique-ci n’implique pas d’intégration juridique des établissements concernés dans la constellation clunisienne, la contrepartie de l’investissement de Cluny est sonnante et trébuchante : l’or des batailles gagnées contre les musulmans, qui occupaient depuis longtemps une large moitié sud de la péninsule Ibérique, était un gain que l’on considérait devoir revenir à Cluny, à juste paiement de services spirituels rendus.
Ce que le roi Sanche a initié, son fils Fernand 1er le poursuit. Il l’intensifie, même. Cumulant les couronnes - roi de Castille, en 1035, puis roi de León, trois ans plus tard -, il incite les monastères de ses royaumes à pratiquer comme on pratique à Cluny. Car Ferdinand est fasciné par Cluny. Il souhaite tellement la prospérité de l’abbaye bourguignonne qu’il établit un « engagement pénitentiel » avec son nouvel abbé, Hugues de Semur (depuis 1049), qui consiste à lui verser – tenez-vous bien… Mille pièces d’or chaque année ! Dès ce milieu du XIe siècle, c’est une véritable manne financière que le souverain du Nord de l’Espagne ouvre à Cluny. Sachant que Ferdinand meurt en 1065, c’est une quinzaine d’années que ce contrat dura. Soit 1 000 x 15 = 15 000 pièces d’or (à peu près) envoyées aux moines clunisiens ! Gageons que ce tribut était constitué du butin des batailles chèrement remportées, à la fois contre les Navarrais, mais aussi contre les armées musulmanes.
Ainsi, en cette année 1065 (plus d’un demi-siècle avant que ne soient frappées les 21 pièces d’or retrouvées à Cluny), nous pouvons affirmer – sans prendre de risques exagérés – que l’abbaye de Cluny, qui ne possède formellement encore aucune propriété au-delà des Pyrénées, a déjà enregistré le versement de l’équivalent de plusieurs trésors (raisonnables), ou d’un faramineux trésor constitué de plusieurs milliers de pièces d’or, sûrement d’argent aussi, et d’autres précieux objets (liturgiques ou non) dont nous n’aurons jamais la liste.
Mais attention ! Nous ne sommes qu’en 1065 ! Cette année-là, Alphonse succède à Ferdinand, son royal père. Son règne va durer 44 ans ; d’ami de l’abbé de Cluny, Alphonse va devenir son neveu par alliance ; les échanges de moines, entre Bourgogne et Castille et León, s’intensifient, et les versements d’or ne se tarissent pas.
Quand l’Espagne chrétienne était clunisienne
De la péninsule Ibérique, l’or arrive régulièrement à Cluny - depuis les années 1020, au minimum. Les moines sont ainsi remerciés, en numéraire et bientôt en nature, en échange de leurs bons services : pour les prières, bien entendu, mais aussi pour l’accompagnement des monastères dans leur réforme, ainsi que pour tout un tas d’autres petits services, comme l’intermédiation pour la résolution de conflits, des arrangements de mariages, etc.
Ceci est tout à fait naturel (ou plutôt culturel !) à cette époque. Ceux qui possèdent des biens matériels s’en séparent d’une partie, qu’ils confient aux moines, pour s’assurer de leur confort post-mortem. Cette logique préside à cette époque à la fondation, par les propriétaires laïcs comme ecclésiastiques, de tant d’abbayes, sur des terres et avec des revenus prélevés sur leurs biens propres,. En ajoutant à cela que depuis 1030 environ, l’abbé Odilon instaure la fête des morts (le 2 novembre) et le principe des messes pour les défunts contre rémunération, on peut imaginer que plus les moines de Cluny sont actifs dans le nord de la péninsule Ibérique, plus et mieux ils s’en trouvent payés en retour.
Revenons à Alphonse VI, le nouveau souverain de Castille en 1064. Son père Ferdinand avait instauré le paiement d’un cens annuel à Cluny ? Très bien, Alphonse le double en 1070 ! C’est désormais 2 000 pièces d’or par an, pendant 39 ans, qu’il attribue à l’abbé Hugues, en partant du principe qu’il respecta sa promesse à la lettre, ce dont on ne peut douter un seul instant...
Une fois cette riche décision prise, le roi franchit un stade supplémentaire dans ses relations avec Cluny : il lui donne de quoi fonder le monastère de Dueñas en 1073, puis celui de Carrión de los Condes en 1076, celui de Nájera en 1079… C’est le début d’une série de grandes fondations, qui se poursuivent au cours du siècle suivant, et qui permettent à Cluny de posséder d’importants domaines à la charnière des royaumes de León, Castille, Navarre, et d’Aragon… On peut l’imaginer : ces grandes propriétés sont une nouvelle source de revenu qui va évidemment bénéficier directement à Cluny.
Néanmoins, essayons d’être objectifs en précisant que le contexte général est très favorable à Cluny : la chancellerie du pape Grégoire VII (1073-1085) fait tout pour imposer l’abbaye bourguignonne dans la péninsule (ainsi qu’ailleurs en Europe !). Peu étonnant, puisque le pape a lui-même été instruit, dès son plus jeune âge, à l’abbaye Sainte-Marie-sur-l’Aventin, dont son oncle est le prieur. Cluny est l’indispensable allié dans la mise en œuvre de la réforme grégorienne, qui est souvent mise en œuvre par des cadres de l’Église issus de Cluny…
Mais, du côté ibérique, Alphonse VI ne s’arrête pas en bon chemin avec Cluny : il en fait une vraie question personnelle. Lorsqu’il se fait ériger une nécropole clunisienne à Sahagún, en 1079-1080, il place à sa tête un certain Bernard de Sédirac (ou de La Sauvetat, ou d’Agen… C’est le même !), bien connu de Cluny puisqu’il fut moine, puis prieur du monastère clunisien d’Auch. Dans le même temps, Alphonse, veuf depuis 1078, se rapproche de Constance de Bourgogne, qu’il épouse trois ans plus tard, et qui n’est autre… que la nièce de l’abbé de Cluny, Hugues de Semur ! De famille spirituelle, Alphonse fait désormais famille charnelle avec Cluny.
La frénésie clunisienne du souverain castillan se poursuit, encore et toujours : ce sont des moines clunisiens qu’il choisit pour occuper quelques-uns des plus importants sièges épiscopaux des territoires qu’il dirige : Braga, Osma, Ségovie, Palencia… Le 25 mai 1085, Alphonse arrache Tolède aux armées musulmanes. Le 1er archevêque qui y est installé n’est autre que le bien connu Bernard de Sédirac, qui part de Sahagún ! Progressivement, les moines de Cluny occupent ainsi tous les postes clés de l’Église de la péninsule.
En outre, une grande partie du butin de la victoire de Tolède prend le chemin de Cluny (le même que celui de Saint-Jacques de Compostelle, que les moines contribuent à développer, mais en sens inverse !) On n’ose imaginer la quantité d’or (d’argent et autres métaux précieux) qui arrive à Cluny ! Ce nouvel afflux permet d’ailleurs le démarrage du chantier du plus grand édifice de la Chrétienté médiévale, en 1088 : la nouvelle église abbatiale de Cluny…
Il est à noter qu’Alphonse VI reste dans une politique d’échanges actifs avec ses sujets maures et qu’il accepte que des monnaies continuent d’être battues avec des inscriptions arabes dessus. Quelques-unes de ces pièces auront bien pris le chemin de la Bourgogne…
Les filles du roi suivent la politique de leur père envers Cluny : Thérèse de Portugal remet le monastère S. Pedro de Rates (Braga) à celui de La Charité-sur-Loire en 1100, et Urraca donne directement à Cluny celui de S. Vicente de Pombeiro, quelques mois avant la mort de son père, le 1er juillet 1109 (ou la veille). Il se trouve que l’abbé de Cluny, Hugues de Semur, est mort deux mois avant. Après la disparition de ces deux hommes, à la fois amis, oncle et neveu et sans doute père et fils spirituels, rien ne sera plus comme avant. Mais les relations entre les royaumes christianisés du Nord de la péninsule et Cluny ne s’achèvent pas pour autant.
L’art après l’or
L’activité intense des moines de Cluny dans le Nord de l’Espagne ne s’arrête pas à la mort d’Alphonse VI et de l’abbé Hugues, en 1109. La dynamique religieuse et sociale, amorcée et amplifiée au cours du XIe siècle, se poursuit sous les abbatiats de Pons de Melgueil, de Pierre le Vénérable et de leurs successeurs immédiats, poussant la vague clunisienne toujours plus à l’ouest de la péninsule Ibérique et encore plus au sud, au contact direct avec les musulmans, avec lesquels les échanges sont monnaie courante ! Pour vous donner une idée du phénomène, voici quelques monastères qui deviennent la propriété de Cluny : Villaverde en 1112, Entrepeñas en 1118, Frómista en 1119, Cornellana en 1122, Budiño en 1126, Vimieiro en 1127, Vadoluengo en 1133, Del Burgo en 1131, Saint-Vincent de Salamanque en 1143, Ciudad Rodrigo en 1169…
Les contacts avec les enfants et les successeurs d’Alphonse VI se poursuivent : Urraca, sa fille, donne des établissements à l’abbaye bourguignonne (dont le magnifique prieuré Saint-Martin de Frómista, aujourd’hui étape romane incontournable sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle) ; Alphonse VII reçoit l’abbé Pierre le Vénérable, en 1142… Mais quelque chose a changé ; les relations existent toujours, avec une tonalité bien différente.
Attardons-nous quelques lignes sur cette rencontre. Si Pierre le Vénérable (abbé aujourd’hui très connu de Cluny, qui la dirige de 1122 à 1156) se rend dans le nord de l’Espagne cette année-là, c’est pour exiger d’Alphonse VII (roi de Galice de 1112 à 1157 et de León et Castille à partir de 1126) qu’il s’acquitte du paiement du cens annuel qui est dû à Cluny. Car la grande abbaye traverse alors une période difficile : elle manque d’argent ! L’envoi de milliers de pièces d’or en Bourgogne semble avoir cessé. D’ailleurs, on sait que vers 1130-1140, le chantier de la gigantesque église abbatiale de Cluny est interrompu… faute de moyens financiers. Des réformes de gestion sont d’ailleurs mises en œuvre et l’abbé sollicite les pourvoyeurs de fonds « historiques » de Cluny, dont les souverains hispaniques.
La réponse d’Alphonse VII à Pierre le Vénérable ne correspond pas exactement à ce qu’il attendait, puisque celui-là lui remet… le monastère San Pedro de Cardeña (Burgos). On peut se demander si le cadeau n’est pas empoisonné, car la communauté monastique de Cardeña ne souhaite pas ce rattachement. Un bras de fer oppose alors les deux abbayes et on en appelle au pape, qui donne finalement raison aux Espagnols. Cluny doit abandonner les lieux quatre ans plus tard. Cluny a tout perdu, mais pas Cardeña. En effet, les quelques vestiges de son cloître qui nous sont parvenus ont été clairement identifiés par les spécialistes comme étant de style bourguignon ! Comme si les ateliers d’artisans avaient voyagé de Cluny, de Paray-le-Monial et de Moissac… Ce qui est le cas !
En effet, si, de ce monastère, on prend la direction du nord pour parcourir environ 75 km, on arrive à Oña, un des monastères de Castille les plus puissants des XIe et XIIe siècles. Dans son ancien réfectoire, on y découvrit, il y a quelques décennies de cela, une frise datée, grâce à une inscription, de 1141. L’étude de cet ensemble sculpté a permis d’apprécier la grande qualification de la main d’œuvre, venant de Bourgogne, ainsi que d’établir une filiation stylistique très claire : les artisans qui y ont travaillé sont ceux ayant œuvré sur le chantier de la dernière campagne de construction de la grande église abbatiale de Cluny ! La composition de cette frise est une véritable signature qui parle d’elle-même : on y retrouve les mêmes caractéristiques que celles des vestiges du chœur détruit de la Maior Ecclesia ainsi que les fenêtres des maisons civiles du bourg de Cluny (les claire-voies spécifiquement clunisoises).
La raréfaction des ressources en or, argent et autres métaux précieux, en provenance notamment d’Espagne vers Cluny, entraîne après 1130 un arrêt des grands chantiers en Bourgogne. Faute d’activité, les artisans partent alors sous des cieux plus favorables… La péninsule Ibérique est de ceux-là et c’est alors que l’art roman y est introduit, par Cluny. Les chantiers de Cardeña et d’Oña sont contemporains de la visite de l’abbé Pierre le Vénérable. La crise monétaire que connaît l’abbaye n’est pas un frein à son activité au Portugal et en Espagne – l’histoire dure encore plusieurs siècles et les monnaies – dont les dinars musulmans - continuent de circuler au sein de cette immense entreprise.
Par Christophe Voros, directeur de la Fédération Européenne des Sites Clunisiens